José Malevé
Désiré Roegiest

"Mon âme est un arc tendu vers le Seigneur"
Interview du sculpteur belge Philippe Denis par José Malevé.

Bruxelles, dans une petite rue passante, près de la grand-place, se présentait une maison aux grandes vitrines. C'était la Galerie des Arts et Métiers d'Art du Brabant. On poussait la porte et à côté des oeuvres d'un peintre, un monsieur se tenant droit devant ses sculptures en métal, droit mais fatigué. C'était Philippe Denis qui, sans doute en serrant les dents, vous rencontrait.

Quelques mois plus tard, il nous quittait vers Celui qu'il avait voulu exprimer dans ses oeuvres.

Geneviève Denis, son épouse nous dit: Philippe était né à la veille de la Première Guerre Mondiale, en 1912, à Philippeville (province de Namur). Il connaissait l'abbaye bénédictine de Maredsous. A une vingtaine de kilomètres de son domicile, il avait l'occasion d'assister régulièrement aux offices à l'intérieur de cet immense vaisseau de l'abbaye.

Le Lien: Comment lui est venu le goût de devenir artiste?

G. Denis: Il s'inscrivit à l'école d'art où il apprit à travailler le métal. Il continua comme professeur avant que nous ne nous installions à Waterloo (province de Brabant) en 1954. Cette technique et son art l'avaient envoûté.

Le Lien: Comment s'est-il lancé comme artiste indépendant?

G. Denis: Il dut passer par des commandes du genre "dinanderies" qui lui permirent d'affiner sa technique pour commencer les merveilles qu'il allait créer. De 1945 à 1966, il se lança dans l'orfèvrerie profane et religieuse.

Le Lien: Y eut-il des demandes à Waterloo?

G. Denis: Si vous vous rendez dans la chapelle des religieuses du Berlaymont, vous découvrirez son tabernacle-sculpture, posé sur un socle très simple de plus ou moins un mètre en pierre de taille. La pierre n'est pas lisse mais martelée; sa forme rectangulaire, avec ses arêtes nettement dessinées, montre l'intervention humaine dans ce pied monumental. Le coffre du tabernacle lui-mÛme est en laiton doré. Comme une large boîte carrée, il est posé solidement, par l'entremise d'un cercle plus étroit sur le socle. Tout autour du tabernacle, Philippe a projeté un décor végétal d'enchevêtrement de tiges coupées, symbole du buisson ardent.

Tout mon mari est déjà dans ce qui fait ce tabernacle. Il avait le sens du religieux, d'où son choix. Un tabernacle est un lieu séparé; s'il doit protéger, il doit être solide, d'où l'utilisation de la pierre et du métal. Il ne voulait rien de trop, d'où l'épurement des lignes rappelant la matière, sans tricherie.

Le tabernacle, d'une certaine façon, va rappeler Dieu, sera son image, son icône. Pour lui, Dieu est vie (un monde végétal), Dieu est feu (la lumière reflétée, l'utilisation de la soudure), Dieu est par-delà les représentations.

Puis dans ce bel horizon de calme, de recherche, de vie de couple et en famille, une secousse nous frappe bient: le Concile Vatican II. Ce n'est pas l'aspect proprement religieux qui nous gêne alors, mon mari ayant plutôt des idées en accord avec ce Concile. Mais la frilosité, le manque de moyens financiers, une mauvaise compréhension de ce qu'il fallait faire nous firent perdre de nombreuses commandes.

Le Lien: Comment réagit votre époux?

G. Denis: Tout en continuant à créer des oeuvres sacrées (la musique de J.-S. Bach l'aidait beaucoup dans ce sens), il se lança aussi dans des oeuvres profanes avec des statuaires extérieures, ce qu'on appelait la technique du "signal".

Si vous voulez suivre son parcours, il faut voyager et parfois beaucoup. En 1967, il termine l'orfèvrerie du Collège du Christ-Roi à Ottignies, il travaille pour des églises à Los Angeles, Houston, à L'orfèvrerie de l'église Saint-Paul à Waterloo, c'est lui. Mais aussi une sculpture pour la Cantine Militaire Centrale à Bruxelles, une autre pour la firme Polygram (Philips), ainsi que l'autel de l'église Saint-Marc à Uccle (Bruxelles), l'Institut des deux Alices, etc.

Le Lien: Pouvez-vous donner un exemple du "signal" en sculpture?

G. Denis: A l'entrée de certains autoroutes, vous voyez de grands traits dressés vers le ciel, c'est cela. Philippe reçut une demande par Monsieur Woitrin pour le sigle de Louvain-la-Neuve. Il retint celui de "ville ouverte", qui fut placé sur l'institut de philosophie.

Le Lien: Que représente-t'il?

G. Denis: Ce bâtiment se situe sur la grand-place de Louvain-la-Neuve. Le petit clocher central qui surmonte le toit se présente comme une pyramide miniature. Dans l'axe central s'étire le mât de la sculpture, qui se termine par une sorte d'anneau ouvert vers le haut. Un ingénieur, ami de Waterloo, Mr Baudoux, aida mon mari à calculer la masse et la résistance de la partie architecturale.

Les heures passaient mais le charme paisible de l'atelier lançait de nouvelles pistes de réflexion. L'entretien se termina par l'évocation de deux oeuvres qui achèvent ce reportage.

La première, c'est l'évocation d'un personnage très simple, bien campé sur les jambes, les bras tendus vers le haut au point que les doigts s'étirent, prennent de la masse et deviennent pointus. C'est sa dernière oeuvre; il ne put en terminer la main gauche. Connaissez-vous plus belle prière dans le métal?

La seconde est placée dans la façade de l'église Sainte Alène à Forest, datée de 1973.

Tendue entre deux murs, cette sculpture métallique monte légèrement vers le centre où, avec effort mais aussi avec joie, elle se décentre en deux flèches pointant vers le ciel. Cette idée lui était venue du psaume "Mon âme est comme un arc tendu vers le Seigneur".

Et quand vous passerez devant l'église de Waterloo, attardez-vous quelques instants devant le Monument au Civisme érigé place Albert Ier, en cuivre rouge patiné. Regardez-le bien. Philippe Denis vous donne encore un message qui va loin: ce n'est pas une danse, c'est une vie qui pousse! Laquelle?

José Malevé
Texte paru dans le journal Le Lien de la Paroisse Saint-Joseph, Waterloo, Juillet-Août 2002.